
Olivier Cochet, coach scolaire et thérapeute,
Hypnose, PNL, rêves, art-thérapie,eft...
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Explication linéaire : Discours de la servitude volontaire (La Boétie), "Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien !"
Explication linéaire...
Ci dessous, tu trouveras une explication linéaire du texte en question. Il existe une vidéo (en cliquant ici ou en dessous) où ce même texte est également expliqué... avec en plus quelques outils de méthodes et de compréhension...
LE TEXTE
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Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regardiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies.
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Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ?
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La Boétie, Discours de la servitude volontaire
« Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? » (Accroche)
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Dans cette apostrophe virulente tirée du Discours de la servitude volontaire, Étienne de La Boétie interpelle directement le peuple. Rédigé vers 1548, ce texte s’inscrit dans l’humanisme du XVIᵉ siècle et s’attache à comprendre un paradoxe : pourquoi des hommes acceptent-ils de servir un seul maître, alors qu’ils pourraient vivre libres ?
Dans l’extrait étudié, La Boétie dénonce l’aveuglement du peuple et montre que le tyran ne tire sa force que de ceux qui l’alimentent. Il invite ainsi chacun à prendre conscience de sa responsabilité, à la croisée des visées mais aussi des registres, tout à la fois comique et pathétique pour mieux soulever une question essentielle : comment réveiller un peuple qui se trahit lui-même en consentant à sa servitude ? (Contextualisations)
Nous analyserons ce passage en trois temps : d’abord un réveil brutal par l’apostrophe au peuple, puis une désacralisation du tyran réduit à sa faiblesse fondamentale, avant de voir un appel libérateur qui repose sur la simple volonté de ne plus obéir. (Découpage)

Dès les premières lignes, l’impression que j’ai est celle d’un électrochoc oratoire : La Boétie, sans nul doute, cherche à réveiller un peuple qu’il juge engourdi par l’habitude de la servitude. Tout ici semble conçu pour produire un effet de choc et provoquer une prise de conscience.
Quels sont les éléments concrets qui me permettent de l’affirmer ?
Dès l’attaque, l’auteur s’adresse directement à la foule par une apostrophe cinglante. L’énumération en rythme ternaire « Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres », renforcée par l’allitération en p/b, donne l’impression d’une gifle verbale. Ces sons explosifs, aux accents durs et martelés, traduisent en effet une véritable violence oratoire. L’effet est clair : le peuple est désigné comme le seul responsable de sa propre misère. Cette idée est appuyée par le champ lexical de la pauvreté et de l’aveuglement : « misérables », « pauvres », « insensés », « opiniâtres à votre mal », « aveugles à votre bien ». Le parallélisme de construction « opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien » accentue encore la logique paradoxale : non seulement le peuple refuse son salut, mais il s’obstine dans son malheur.
Dans la seconde phrase, l’accusation s’élargit par une nouvelle énumération : « vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons ». Ici, la répétition des marques de la deuxième personne du pluriel (« vous », « vos ») souligne la responsabilité collective. Le peuple est directement visé, pris à partie, comme s’il ne pouvait échapper à cette mise en accusation. La structure exclamative transforme également la phrase en véritable harangue : La Boétie adopte ainsi une démarche persuasive d’un orateur qui veut contraindre son auditoire à réagir. En insistant sur la dépossession totale, il cherche moins à décrire une situation… qu’à provoquer un sursaut de conscience.
Le constat semble ensuite poussé à son extrême : « rien n’est plus à vous ». L’hyperbole absolue rend visible la dépossession intégrale : le peuple n’a plus ni biens ni identité propre, et l’énoncé, lapidaire, frappe comme une sentence. On retrouve ici la stratégie argumentative de La Boétie : il cherche à convaincre par la logique (montrer une dépossession totale) et à persuader par la force de l’exclamation et le pouvoir de l’image.
Enfin, dans la dernière phrase, l’ironie affleure : le peuple en vient à considérer « comme un grand bonheur » le fait qu’on lui laisse « la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies ». L’antiphrase est mordante : ce qui devrait susciter l’indignation devient source de gratitude. La gradation « biens / familles / vies » élargit progressivement l’ampleur de la perte, du matériel au vital. Selon mon ressenti, le procédé renforce ici la charge polémique du texte : elle ridiculise le peuple en le présentant comme complice de son propre asservissement.
Que provoquent de tels effets ? Dans quels buts ?
Selon mon hypothèse personnelle, La Boétie commence par une véritable clameur oratoire, où se mêlent les registres pathétique (misère du peuple) et comique (ironie cinglante). Tout, dans ces premières lignes, vise à frapper le lecteur-auditeur, à le secouer hors de sa torpeur pour l’amener à prendre conscience de l’absurdité de sa situation.

Dans ce second axe, l’impression qui domine est celle d’un renversement total de perspective : La Boétie s’emploie selon moi à montrer que le tyran, loin d’être une figure sacrée et redoutable, n’est rien sans le soutien de ses sujets. Toute sa puissance n’est qu’un reflet, un prêt accordé par le peuple opprimé.
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Quels procédés rendent ce dévoilement possible ?
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L’auteur commence par une gradation : « ces dégâts, ces malheurs, cette ruine ». La montée en intensité traduit l’ampleur croissante des souffrances imposées au peuple… mais l’effet principal réside dans l’antithèse grammaticale entre le pluriel « ennemis » et le singulier « ennemi » : en passant du collectif au solitaire, La Boétie désigne vraisemblablement un seul responsable et isole la figure du tyran.
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En définitive, l’expression « de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est » souligne que ce maître est une pure création du peuple : le tyran n’existe pas par nature, il est une construction sociale née de la soumission volontaire.
Pour accentuer cette critique, La Boétie va encore plus loin en jouant de l’ironie. Cette dernière se devine effectivement dans l’usage de l’adverbe « courageusement » : qui souligne la contradiction d’un peuple qui se croit brave… alors qu’il se montre lâche en allant défendre celui qui l’opprime. Le registre devient alors comique grâce à la satire. Selon moi, l’auteur ridiculise cette attitude en exposant son absurdité.
Cette dimension grotesque s’accentue avec l’énumération anatomique : « deux yeux, deux mains, un corps ». Par cette description volontairement triviale, La Boétie rabaisse le tyran à sa simple humanité : il n’a rien de plus que « le dernier des habitants ». L’effet est clair : le tyran, qu’on croyait surhumain, se révèle n’être qu’un homme ordinaire. Ce constat est aussitôt renforcé par l’antithèse entre la solitude du « maître » et « le nombre infini de nos villes » : la disproportion des forces est telle qu’elle rend incompréhensible la soumission du plus grand nombre à un seul. Enfin, l’usage du possessif « nos » (« nombre infini de nos villes. « ) n’est pas anodin : en choisissant ce déterminant possessif, La Boétie s’implique directement dans le sort du peuple. Contrairement à ses contemporains résignés, il ose prendre parti et rappelle par ce simple mot que l’opprimé pourrait retrouver sa force s’il reconnaissait qu’il est, en réalité, infiniment plus puissant que son tyran.
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Par la suite, cette démonstration tout en persuasion se renforce de plus en plus. Grâce à quels procédés ? J’en vois au moins trois :
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une série de questions rhétoriques « D’où tire-t-il tous ces yeux… ? Comment a-t-il tant de mains… ? Les pieds dont il foule vos cités… ? » À chaque fois, l’opposition syntaxique entre le « il » (le tyran) et le « vous » (le peuple) met en évidence la complicité forcée mais bien réelle des opprimés.
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les métonymies, les « yeux » (qui renvoient aux espions), les « mains » (renvoyant aux soldats), les « pieds » (ramenant aux troupes qui écrasent les villes). L’effet de la figure de style, ici, est double : dénoncer l’aliénation des sujets qui prêtent leur force au tyran et faire apparaître ce dernier comme une créature monstrueuse, dotée d’organes multiples qui ne sont en réalité que ceux du peuple. La visée deviendrait polémique : l’auteur dénonce un peuple qui, en donnant ses membres au tyran, fabrique sa propre oppression et destruction.
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L’accumulation se conclut sur une nouvelle gradation construite de façon anaphorique : « les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui voue tue, les traîtres de vous-mêmes ». La triple accusation frappe comme un verdict. Le lexique criminel (larron, meurtrier, traîtres) criminalise à la fois le tyran… mais surtout celles et ceux qui le soutiennent.
Le peuple serait ainsi dans une position étrange et paradoxale : à la fois victime et bourreau de lui-même. Que peut-on en déduire ?
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Mon hypothèse, par cette série de procédés (gradation, ironie, questions rhétoriques, métonymies, anaphores) est que La Boétie entreprend une véritable désacralisation du tyran. Il le dépouille de tout caractère extraordinaire pour le réduire à un homme ordinaire… un homme ordinaire qui n’existe ironiquement que par la complicité active de ses propres sujets !
Nous pourrions nous arrêter là mais j’aimerais réfléchir sur la dernière expression : : « traîtres de vous-mêmes ».
Cette formule extrême renverse toute logique : on ne trahit d’ordinaire qu’un autre, une patrie, un ami, une cause ; or La Boétie affirme que le peuple en vient à se trahir lui-même. Cet oxymore en apparence impossible traduit le degré ultime de l’aliénation : le peuple devient son propre ennemi, il organise sa propre ruine.
La visée polémique de l’expression tient aussi à son effet hyperbolique : elle choque, elle blesse, elle scandalise, mais c’est précisément cette brutalité qui vise à réveiller l’auditeur. La Boétie veut sans aucun doute que chacun sente dans sa chair ce reproche pour qu’il ne puisse plus s’en défaire.
Cette image garde selon moi une portée universelle. Être « traître à soi-même », c’est renoncer à sa dignité, à ses droits, à sa liberté – non pas sous la contrainte directe, mais par facilité, par résignation ou par peur. Le public du XVIᵉ siècle pouvait y voir une dénonciation de la monarchie absolue ; le lecteur d’aujourd’hui peut y reconnaître une critique plus large de toutes les formes de servitude volontaire : celle qui nous rend dépendants d’habitudes de consommation, de systèmes politiques que nous ne remettons plus en cause, ou encore de technologies auxquelles nous livrons notre intimité. En ce sens, La Boétie ne parle pas seulement à ses contemporains : il pose une question intemporelle, toujours brûlante, sur notre capacité à préserver notre liberté ou à nous enchaîner nous-mêmes.
Pour conclure, nous avons vu que ce passage du Discours sur la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie est un texte intemporel. Son originalité repose dans le fait d’accuser le peuple d’être responsable de sa misère. Nous avons constaté que, pour ce faire, l’auteur commence par apostropher le peuple de manière virulente afin de l’éveiller. Il déconstruit ensuite la figure surpuissante du tyran en affirmant que ce dernier n’est qu’un homme ordinaire, qui tire toute sa puissance de la complicité de ses sujets. L’originalité de la réflexion tient donc à ce paradoxe : le peuple, en s’opprimant lui-même, devient le seul créateur de la tyrannie qu’il subit, mais cette même logique prouve aussi qu’il détient en lui la force de se libérer.
En ce sens, ce texte trouve un écho visuel saisissant dans le célèbre frontispice du Leviathan de Thomas Hobbes (1651). On y voit un souverain gigantesque dont le corps est constitué de centaines de petits personnages : c’est bien la multitude qui compose et soutient la figure du pouvoir. L’allégorie illustre à merveille la métaphore du « colosse » chez La Boétie : dès que les individus cessent de nourrir et de soutenir cette construction, elle s’effondre sur elle-même. Cette image, comme le texte, nous rappelle une vérité universelle : la force des tyrans ne vient jamais d’eux-mêmes, mais toujours de ceux qui acceptent de s’y soumettre.

